Normes ouvertes
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Aujourd’hui, la plupart des utilisateurs d’ordinateurs sont encore « numériquement colonisés » en raison de leur utilisation inconditionnelle des logiciels propriétaires (Bhattacharya, 2008). Les utilisateurs des normes propriétaires ont tendance à oublier qu’ils perdent le droit d’accéder à leurs propres fichiers dès que la licence pour le logiciel en cause expire. Par exemple, si je souhaite mémoriser des données, de l’information ou des connaissances dans des formats .doc, .xls ou .ppt, je ne pourrai plus lire mes fichiers après l’expiration de la licence de ma copie de Microsoft Office.
Contrairement aux termes « logiciels libres » ou « logiciels de source ouverte », le terme « norme ouverte » n’a pas de définition universellement acceptée. Pour la communauté des logiciels libres, une norme ouverte est généralement:
[S]ubordonnée à une évaluation publique sans entrave et une utilisation sans contraintes [sans royalties] égale pour tous ; sans les composantes ou les extensions qui dépendent de formats ou de protocoles qui ne répondent pas eux-mêmes à la définition de norme ouverte ; libre des clauses juridiques ou techniques qui limitent son utilisation par une partie ou un modèle fonctionnel particulier ; gérée et développée indépendamment d’un fournisseur en particulier dans le cadre d’un processus ouvert auquel participent à égalité des concurrents et tierces parties ; offerte en plusieurs versions complètes par des fournisseurs concurrents ou en une version complète également accessible à toutes les parties (Greve, 2007).
Les fabricants et les vendeurs de logiciels propriétaires et leurs lobbyistes donnent souvent une définition de normes ouvertes qui ne correspond pas à la définition ci-dessus à deux égards (Nah, 2006).
Premièrement, ils estiment inutile qu’une norme ouverte soit offerte sans royalties tant qu’elle est offerte selon une licence « raisonnable et non discriminatoire » (RAND). Des brevets sont donc associés à des normes et les propriétaires des brevets ont accepté d’octroyer des licences selon des modalités raisonnables et non discriminatoires (W3C, 2002). C’est le cas du format audio MP3, une norme ISO/IEC [Organisation internationale de normalisation/Commission électrotechnique internationale] pour laquelle les brevets appartiennent à Thomson Consumer Electronics et la Fraunhofer Society d’Allemagne. Un créateur de jeu sur support MP3 devrait payer 2 500 dollars en royalties pour utiliser la norme. Si cela s’avère raisonnable aux États-Unis, payer une telle somme est impensable pour un entrepreneur du Bangladesh. De plus, les licences RAND sont incompatibles avec la plupart des exigences de concession de licences des logiciels libres. Simon Phipps de Sun Microsystems affirme que les logiciels libres « sont comme les canaris dans les mines de charbon pour le terme “ouvert” [leur existence/bien fondé ne tient qu’à un fil (ndtr)]. Les normes ne sont vraiment ouvertes que lorsqu’elles sont mises en œuvre sans crainte en tant que logiciels libres dans une communauté libre » (Phipps, 2007). Les licences RAND retardent également la croissance des logiciels libres car elles ne sont brevetées que dans quelques pays seulement. Même si les logiciels ne sont pas brevetables dans la plupart des régions du monde, les fabricants de plusieurs distributions de GNU/Linux n’incluent pas de lecteurs à ingénierie inversée ou de codecs dans les versions officielles, de peur d’être poursuivis. Seules les distributions importantes des grandes sociétés de GNU/Linux peuvent se permettre de payer les royalties nécessaires pour inclure les logiciels brevetés dans les versions officielles (ce qui rend l’expérience du libre d’autant plus originale). L’adoption de GNU/Linux en est ralentie car les utilisateurs les moins expérimentés qui se servent de distributions communautaires n’ont pas accès à toute la variété des lecteurs et codecs dont bénéficient les utilisateurs d’autres systèmes d’exploitation (Disposable, 2004). Finalement, ce cercle vicieux a pour effet de rendre négligeable la présence sur le marché de petits projets communautaires, en réduisant artificiellement la concurrence.
Deuxièmement, les promoteurs de logiciels propriétaires estiment que les normes ouvertes ne devraient pas être « gérées et développées indépendamment d’un fournisseur en particulier », comme le montrent les exemples suivants. Cela s’applique autant aux nouvelles normes qu’à celles qui existent déjà.
Office Open XML (OOXML) de Microsoft est une norme relativement nouvelle dans laquelle la communauté des logiciels libres voit une alternative redondante à l’Open Document Format (ODF) existant. Durant le processus OOXML, les délégués se sont dits mécontents du fait, entre autres, que de nombreux éléments étaient spécifiques à la technologie Microsoft. À la fin d’un processus accéléré à l’ISO, Microsoft s’est vu accusé de contrôle de comité : c’est-à-dire d’inciter les organisations non gouvernementales, à travers sa section sur la responsabilité sociétale des entreprises, à envoyer des lettres types aux comités de normalisation nationaux, et de faire pression sur les opposants au OOXML. Sur les douze nouveaux membres de conseils nationaux qui sont entrés à l’ISO après le début du processus OOXML, dix ont voté oui au premier scrutin (Weir, 2007). La Commission européenne, qui a déjà imposé une amende de 2,57 milliards de dollars à Microsoft pour comportement anticoncurrentiel, fait enquête actuellement sur les allégations de contrôle de comité (Calore, 2007). Microsoft a pu utiliser sa position et son monopole financier pour faire avancer rapidement la norme et la faire approuver, mettant ainsi à mal la nature participative d’une organisation de normalisation. Par conséquent, même si en apparence, Microsoft semble laisser le contrôle de son principal format de fichier à l’ISO, il continue d’exercer une énorme influence sur l’avenir de la norme.
HTML, pour sa part, est une norme relativement ancienne qui a été promue initialement par l’Internet Engineering Task Force (IETF), une communauté internationale de techies. Mais en 2002, sept ans après la naissance de HTML 2.0, le département de la Justice des États-Unis a allégué que Microsoft avait adopté la stratégie d’« adopter, étendre et étouffer » (US DoJ, 1999) pour tenter de créer une situation de monopole entre les navigateurs web et que Microsoft s’était servi de sa position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation des ordinateurs de bureau pour dominer le marché des outils de création web et des navigateurs en proposant des extensions propriétaires à la norme HTML (Festa, 2002). Autrement dit, des fournisseurs de logiciels propriétaires – dans ce cas, Microsoft – ont utilisé leur puissance financière et commerciale pour s’approprier des normes ouvertes.
Il existe de nombreuses raisons techniques, sociales et éthiques pour adopter et utiliser les normes ouvertes. Voici certaines des raisons qui devraient intéresser les gouvernements et autres organisations qui se servent des fonds publics : organisations de la société civile multilatérales ou bilatérales, organismes de recherche et établissements d’enseignement.
- Innovation/compétitivité: Les normes ouvertes sont à la base de la plupart des innovations technologiques, le meilleur exemple étant l’internet lui-même (Raymond, 2000). Les principaux éléments de l’internet et des services qui lui sont associés comme le world wide web sont fondés sur des normes ouvertes comme TCP/IP, HTTP, HTML, CSS, XML, POP3 et SMTP. Les normes ouvertes créent des règles du jeu équitables qui permettent une plus grande concurrence entre les entreprises qu’elles soient petites ou grandes, locales ou étrangères, nouvelles ou anciennes, ce qui donne lieu à des produits et des services innovants. La messagerie instantanée, la communication vocale sur protocole internet (VoIP), les wikis, les blogues, le partage de fichiers et bien d’autres applications qui se sont généralisées ont été inventées par des personnes et des petites et moyennes entreprises, non par des multinationales.
- Plus grande interopérabilité: Les normes ouvertes garantissent l’omniprésence de l’expérience de l’internet en permettant l’interopérabilité de dispositifs différents. C’est uniquement grâce aux normes ouvertes que les consommateurs peuvent utiliser des produits et des services de fournisseurs concurrents de façon interchangeable et simultanée sans avoir à apprendre de nouvelles compétences ou acquérir des convertisseurs. Par exemple, on peut utiliser la norme de courrier électronique IMAP avec plusieurs systèmes d’exploitation (Mac, Linux et Windows), les clients de messagerie (Evolution, Thunderbird, Outlook Express) et clients de webmail. Le courrier électronique serait complètement différent si nous ne pouvions pas utiliser les ordinateurs de nos amis, nos téléphones mobiles ou un cybercafé pour vérifier nos messages.
- Autonomie des clients: Les normes ouvertes autonomisent également les consommateurs et en font des co-créateurs ou des « prosommateurs » (Toffler, 1980). Les normes ouvertes empêchent les clientèles captives en faisant en sorte que le client puisse passer facilement d’un fournisseur de produits ou services à un autre sans trop de difficultés ou coûts importants liés à la migration.
- Réduction des coûts: Les normes ouvertes éliminent les locations de brevets, d’où une réduction du coût total de la propriété. La société civile peut ainsi développer des produits et des services pour les pauvres.
- Réduction de l’obsolescence: Les compagnies de logiciels peuvent se servir de la dépendance de leurs clients à l’égard des normes propriétaires pour intégrer l’obsolescence dans leurs produits et obliger leurs clients à acheter continuellement de nouvelles versions des logiciels. Les normes ouvertes permettent à la société civile, aux gouvernements et à d’autres de continuer d’utiliser du matériel et des logiciels anciens, un atout important pour les secteurs qui manquent de ressources financières.
- Accessibilité: Les infrastructures d’accessibilité au niveau des systèmes d’exploitation comme les loupes, les lecteurs écrans et les moteurs texte-parole ont besoin de respecter les normes ouvertes. Les normes ouvertes facilitent ainsi l’accessibilité aux personnes handicapées, aux personnes âgées et aux néo-alphabètes et analphabètes, par exemple les normes de la section 508 du gouvernement américain et les normes WAI-AA du World Wide Web Consortium (W3C).
- Accès gratuit à l’État: Les normes ouvertes offrent au citoyen un accès sans obligation d’achat ou de piratage de logiciels pour pouvoir communiquer avec l’État, un aspect fondamental compte tenu de l’adoption et de la mise en œuvre de lois sur le droit à l’information et la liberté d’information dans de nombreux pays.
- Vie privée/sécurité: Les normes ouvertes permettent au citoyen d’examiner les communications entre les appareils et les réseaux personnels et contrôlés par l’État. Par exemple, elles permettent aux utilisateurs de voir si l’historique de leur diffuseur de médias ou de leur navigateur est transmis aux serveurs du gouvernement lorsqu’ils font leur déclaration d’impôt. Les normes ouvertes contribuent également à prévenir la surveillance des entreprises.
- Longévité et archivage des donnés: Les normes ouvertes font en sorte que l’expiration des licences de logiciels n’empêche pas l’État d’accéder à ses propres informations et données. Elles garantissent également que le savoir transmis à notre génération, ainsi que le savoir que notre génération produit, sont bien transmis aux futures générations.
- Surveillance des médias: Les normes ouvertes font en sorte que le secteur des bénévoles, les services de surveillance des médias et les archives publiques puissent suivre la trace du nombre sans cesse croissant des textes, données sonores, vidéos et multimédias produits par les secteurs de l’information, du divertissement et du jeu à l’échelle mondiale. En démocratie, ceux qui sont en charge de la surveillance devraient pouvoir faire de l’ingénierie inversée des normes propriétaires et archiver les médias éphémères importants en normes ouvertes.
Les entreprises ont le droit de vendre des produits fondés sur des normes propriétaires de la même façon que les consommateurs peuvent choisir entre des produits qui utilisent des normes ouvertes, des normes propriétaires ou même une combinaison des deux. Mais il est de la responsabilité des gouvernements d’utiliser les normes ouvertes, en particulier pour la communication avec le public et lorsque les données traitées ont une incidence directe sur les valeurs démocratiques et la qualité de la citoyenneté. Dans les pays en développement, cette responsabilité est encore plus évidente car le plus souvent, ce genre de données représente plus de 50 % des revenus des fournisseurs de logiciels propriétaires. Par conséquent, en choisissant les normes ouvertes, les gouvernements peuvent corriger un marché déséquilibré sans recourir à de nouvelles ressources. Malheureusement, de nombreux gouvernements ne possèdent pas l’expertise voulue pour contrer les campagnes de peur, d’incertitude et de doute que lancent les lobbyistes des normes propriétaires avec un compte de dépenses illimité.
Peu de gouvernements du monde en développement sont membres des organismes de normalisation internationaux. En revanche, les lobbyistes des normes propriétaires comme Business Software Alliance (BSA) et Comptia assistent à toutes les réunions nationales sur les normes. De nombreux gouvernements ont ainsi été obligés de bouder ces forums et ont exacerbé la situation en créant d'autres normes, totalement nouvelles. Il est donc clair que les gouvernements ont besoin du soutien des experts et des organisations de la société civile pour protéger les intérêts du citoyen. Par exemple, l’Indian Institute of Technology de Kanpur (IIT-K) a aidé le gouvernement de l’Inde à élaborer la norme ouverte Smart Card Operating System for Transport Applications (SCOSTA) pour les permis de conduire avec carte à puce et les documents intelligents d’immatriculation des véhicules. Les fournisseurs propriétaires ont tenté de s’y opposer en prétextant que la norme n’était pas techniquement viable. L’IIT-K a développé une version de référence sur logiciel libre pour réfuter les affirmations des fournisseurs. C’est ainsi que le gouvernement indien a pu augmenter le nombre des fournisseurs de cartes à puce de quatre à quinze et réduire le prix d’une carte d’environ 7 dollars chacune (PNUD, 2007a). Il devrait donc être possible de réaliser des économies considérables au moment de la mise en œuvre de la carte d’identité nationale universelle en Inde.
Dans certains cas, les normes propriétaires sont techniquement supérieures ou mieux prises en charge que les normes ouvertes. Le gouvernement peut alors avoir à adopter des normes propriétaires ou de facto à court et moyen terme. Mais pour bénéficier des avantages techniques, financiers et sociétaux à long terme, de nombreux gouvernements dans le monde se tournent vers les normes ouvertes. Les moyens d’action les plus courants pour mettre en œuvre les politiques sur les normes ouvertes sont les cadres communs d’interopérabilité (CCI). Les gouvernements qui ont publié des CCI sont notamment ceux de la Grande-Bretagne, du Danemark, du Brésil, du Canada, de l’Union européenne, de Hong Kong, de Malaisie, de Nouvelle-Zélande et d’Australie (PNUD, 2007b).
L’adoption complète des normes ouvertes dans le secteur public et la société civile est encore loin d’être acquise, mais une chose est certaine: la tendance, bien que lente, est irréversible et inévitable.
Bhattacharya, J., Technology Standards: A Route to Digital Colonization. Open Source, Open Standards and Technological Sovereignty,2008. Voir à: knowledge.oscc.org
Calore, M., Microsoft Allegedly Bullies and Bribes to Make Office an International Standard, Wired, 31 août 2007. Voir à:www.wired.com/software/coolapps/news/2007/08/ooxml_vote
Disposable, Ubuntu multimedia HOWTO, 2004.
Voir à: www.oldskoolphreak.com/tfiles/hack/ubuntu.txt
Festa, P., W3C members: Do as we say, not as we do, CNET News, 5 septembre 2002.
Voir à: news.cnet.com/2100-1023-956778.html
Greve, G., An emerging understanding of open standards, 2007. Voir à: www.fsfe.org/fellows/greve/freedom_bits/an_emerging_understanding_of_open_standards
Nah, S.H., FOSS Open Standards Primer, 2006, New Delhi: UNDP-APDIP. Voir à: www.iosn.net/open-standards/foss-open-standards-primer/foss-openstds-withnocover.pdf
Phipps, S., Roman Canaries, 2007. Voir à: blogs.sun.com/webmink/entry/roman_canaries
Raymond, E.S., The Magic Cauldron, 2000. Voir à: www.catb.org/~esr/writings/cathedral-bazaar/magic-cauldron/index.html
Toffler, A. (1980) The Third Wave. New York: Bantam.
UNDP (United Nations Development Programme) (2007a) e-Government Interoperability: A Review of Government Interoperability Frameworks in Selected Countries.
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Available at: www.apdip.net/projects/gif/GIF-Guide.pdf
US DoJ (Department of Justice) (1999) Proposed Findings of Fact – Revised.
Available at: www.usdoj.gov/atr/cases/f2600/v-a.pdf
W3C (World Wide Web Consortium) (2002) Current patent practice.
Available at: www.w3.org/TR/patent-practice#def-RAND
Weir, R. (2007) How to hack ISO.
Available at: www.robweir.com/blog/2007/09/how-to-hack-iso.html
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